La route départementale n°21 et ses bouleversements dans la cité ducéenne

La ville de Ducey va subir, au milieu du XIXème siècle, de profondes mutations en raison de la création de la route nationale n°21 reliant Alençon à Brest.

Un projet alléchant 

Une ordonnance royale datée du 23 mai 1820, porte à 21[1] le nombre de routes départementales dans la Manche.

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Le n°21 est attribué à la route reliant Saint-Hilaire-du-Harcouët à Pontorson, mais on ignore encore si elle traversera Ducey ou Saint-James. Par conséquent, les deux villes présentent des réclamations d’intérêt général auprès du préfet Joseph d’Estourmel et le conseil municipal rédige un courrier à ce dernier en juillet 1825 :

 “M. le préfet, ayant dernièrement examiné les dossiers a jugé convenable avant de faire droit d’appel, invite les conseillers municipaux des communes qui tireront avantages de cette rente à délibérer sur les sacrifices qu’ils seraient dans l’intention de faire de cette circonstance observant que ceux qui offriront le plus d’économie pour le département auraient la préférence.

Persuadé qu’il n’est aucun de vous qui ne soit convaincu de la nécessité du passage de cette route par Ducey tant sous le rapport de l’utilité publique que de l’intérêt particulier ; voilà le moment arrivé où vous devez généreusement faire des sacrifices pour voir briller votre cause.

Le conseil, vu l’exposé du maire, considère qu’il est du plus grand intérêt pour l’agriculture et le commerce, que cette route passe par Ducey qui par sa situation topographique présente beaucoup d’avantages et où les voyageurs peuvent trouver tout ce qui leur est nécessaire[2] ».

Ce même jour, une somme de 10 000 fr. imposable est votée à l’unanimité. Dix mois plus tard, une autre somme de 6 000 fr. est prévue pour « payer ceux des propriétaires qui ne voudraient pas faire la concession gratuite de leur terrain ».

 Sa construction

Avec le temps et les sacrifices, Ducey obtient le passage de la route départementale dans son bourg.

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Le 26 novembre 1837, le dernier avant-projet pour le tronçon situé entre Ducey et la route royale d’Avranches à Pontorson est présenté par les ingénieurs au directeur général des Ponts-et-Chaussées qui l’approuve. Au début du mois d’août 1838, les travaux débutent mais la presse locale souligne le petit nombre d’ouvriers qui s’affairent à la tâche. Le mois des récoltes en est la cause.

Un accident est relaté le 22 septembre non loin de Pontaubault : un des ouvriers employés à creuser la nouvelle route, échappe à l’ensevelissement causé par un éboulement considérable de terre. Le curé de Poilley lui prodigue les premiers soins d’urgence.

En 1838, le maire demande à plusieurs reprises au préfet, la communication du plan de la route départementale n°21 dans le passage du bourg de Ducey :

“la commune et les particuliers sont également intéressés dans cette communication, en effet l’administration de Ducey a le plus grand désir de le mettre en mesure pour faire bâtir une mairie, maison d’école, justice de paix mais l’exécution de ces édifices publics est, et reste toujours subordonnée où la connaissance du point de passage de cette route à travers le bourg. Les particuliers aussi indécis que le conseil municipal n’osent, ni ne peuvent avec parité, acheter un emplacement à faire bâtir, retenir comme il a le tout par le départ de solution du parcours de cette route dont les travaux d’exécution arrivèrent jusqu’au pied de ces murs pour le bien de tous et dans l’intérêt bien entendu de l’agglomération…”.

Les plans parcellaires des terrains à céder pour l’ouverture de la route dans la commune de Ducey sont déposés à la mairie le 9 décembre 1839. Le tracé retenu traverse le parc du château qui se trouve inévitablement séparé de son prêche et du caveau des Montgommery.

La demande d’adjudication du pont à construire sur la Sélune demande l’autorisation de déposer, sur la place du Pâtis, les matériaux nécessaires à la confection du pont.

Le 19 janvier 1840, Maître Félix-Louis Baron régisseur des biens du comte de Semallé alors propriétaire du château de Ducey, adresse une lettre à ce dernier dans laquelle il décrit les travaux commencés[3] :

“La terrasse de la route de Ducey à Saint-Hilaire est bientôt faite dans le jardin. C’est actuellement qu’on s’aperçoit du tort qu’elle fait à votre propriété. Ce qui est encore plus désagréable ; c’est son élévation dans votre pièce de terre et dans votre jardin, dans la partie la moins élevée. Je désire bien voir fait un mur pour la conservation de votre propriété, tout le monde croit avoir droit de parcourir la route et le jardin et la pièce de terre sont remplis de visiteurs par lesquels il s’en trouve qui commettent des dégâts”.

Mais la route n’est pas encore achevée, des difficultés d’indemnisation retardent le travail.

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Extrait du plan d’alignement de la traverse de Ducey, dressé par l’ingénieur ordinaire Trit de Mortain, le 20 novembre 1841. Archives de la DDE, déposées aux Archives Départementales de la Manche.

Le 9 octobre 1841, un arrêté du préfet détermine les terrains à exproprier pour cause d’utilité publique, les immeubles appartenant au comte de Semallé, notamment la pièce de terre nommé « l’enclos du château », le jardin légumier, le temps protestant, le tombeau familial des Montgommery et la terre inculte nommé le Pâtis.

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Annonce judiciaire Avranchin 15 janvier 1842

Mais le comte de Semallé réclame 3 000 francs d’indemnité pour des frais de clôture. L’administration refuse et demande 1 875 fr. Les avocats du comte de Semallé expliquent la position de leur client :

« La direction qu’on a donnée à la route, est réellement préjudiciable à l’ensemble du château, qui est un des plus remarquables du département. Cette route coupera le parc de Ducey en deux portions désormais séparées. Elle touchera l’une des ailes du château par une ligne presque tangente ; elle isolera le caveau sépulcral de la famille de Montgommery, qui en est l’un des accessoires les plus intéressants ; enfin, elle enlèvera au parc une notable partie des terrains que le demandeur en cassation, pour pouvoir le conserver, serait prêt à payer plus du double de la plus value conjecturale que l’expert a généreusement attribuée à des dépendances isolées du château, ont eu le tort de ne voir, dans l’ancien manoir des Montgommery, que la valeur vénale du sol et des matériaux, sans tenir compte au propriétaire de la vive contrariété qu’il éprouve en voyant défigurer l’ensemble de cette propriété ».

En 1843, les travaux s’achèvent. Le pont neuf à trois arches est élevé sur la Sélune et la nouvelle route créée par le Génie Civil. Elle porte le nom de rue Montgommery dans un premier temps avant de devenir celle du Génie.

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Ses conséquences sur le bourg de Ducey

De nombreuses routes reliant le bourg ou les villages à la route départementale n°21 sont en projet. Le registre des délibérations du conseil du 7 novembre 1852 et les séances suivantes révèlent des tensions entre divers habitants quant aux conséquences de l’aménagement récent de la route départementale n°21.

L’ancien maire Ambroise Sauvé est en désaccord sur les priorités des projets municipaux et pense que le haut du bourg a souffert de la présence de la nouvelle route dont les maisons ont été enfouies sous les remblais. Le bas du bourg, quant à lui “conserve tous les avantages de la localité”. Les marchés y sont établis à perpétuité grâce au projet d’aménagement de futures halles. La mairie et la justice de paix seront également situées à proximité, le champ de foire est voisin. Le haut du bourg est à l’opposé, isolé.

Selon lui, le projet de percement d’une nouvelle route en face de la rue Saint-Germain en direction de Saint-Aubin-de-Terregatte pour relier au bourg les villages de la Rivière, la Touche et la Violetterie est inutile puisqu’il existe déjà une route menant au village voisin dans la continuité du chemin de l’église.

Le juge de paix Louis Lebocey et le maire François Boudet, répondent et défendent leur point de vue qui lui est opposé. Le maire rétorque que le bas du bourg est la partie qui a le plus souffert dans la mesure où la nouvelle route “belle longue et large” passe au nord du bas du bourg sans y pénétrer et ne traverse l’agglomération que dans sa partie haute. “Le bas du bourg est traité en déshérité” et “le commerce tend et tendrait toujours à l’abandonner de plus en plus faute de débouchés directs”. On apprend avec M. Lebocey qu’en 1847, les habitants du haut du bourg sentant l’importance du débouché qu’apporterait la nouvelle voie, avaient fait appel au conseil municipal pour obtenir un embranchement sur l’église. Ce dernier avait accepté suite à une pétition. Plus loin, Lebocey décrit de manière assez négative, mais peut-être probablement proche de la réalité, la ville et l’état de ses chemins. Il décrit les deux rampes du bas du bourg ouvrant sur la nouvelle route : celle du Pavement (quartier de Poilley situé après le vieux pont) réalisée à la demande des habitants et celle de l’extrémité de la rue Saint-Germain qui est “un véritable casse-cou”. Egalement le chemin menant à Poilley : “il est abandonné depuis que les chemins de Saint-Aubin et de Juilley viennent aboutir à la route vis-à-vis des jardins (…) Les moindres inondations de la Sélune en rendent le parcours impossible”. Laissons le juge de paix décrire le bourg :

“La route départementale passe en dehors de nos habitations et nous a relégués à un espèce d’îlot où le marchand ne vient que pour la vente et où il n’oserait s’attarder s’il ne connaissait les pratiques ; et on peut dire avec vérité que si Rose et quelques autres maisons renommées, de commerce et de débit n’existaient pas dans cette partie du bourg, on ne verrait aucun marchand, aucun consommateur; on ne verrait personne si ce n’est le mardi jour des marchés.

En effet, quel attrait peut avoir pour le voyageur, le consommateur, le rentier, l’homme de plaisir, un cloaque plus ou moins infect après la stagnation des eaux, résultant des débordements de la Sélune où les maisons sont enfoncées sous la terre et dont le rez-de-chaussée ressemble plutôt à des caves qu’à des habitations et ce, par suite du nivellement du pavage ; on ne pourra bientôt plus les louer qu’à des malheureux et on sait le produit qu’on en tire”.

Les villages de la Rivière “village très populeux”, des Rattoirs, de la Violetterie et de la Touche possèdent plus de 400 âmes. Aussi, le maire insiste sur la nécessité du percement de la rue face à la rue Saint-Germain et qui sera nommée plus tard la rue Boishue. La destruction des maisons nécessaire à cette ouverture permettrait “d’assainir cette partie du bourg, ce nid à incendie”. Cependant, le faible montant des finances ne permettant pas ces travaux dans l’immédiat, il est proposé d’assainir la rue du Coq “qui a été constamment abandonnée aux soins des habitants et qui est dans un misérable état”. Cette dernière rejoint les villages précités d’où son importance.

En conclusion, le maire indique qu’”un accès au bas de Ducey pour la commune de Saint-Aubin ou pour une partie de celle de Ducey pourrait empêcher au moins en partie, le déplacement du commerce qui tend et tendra évidemment toujours à gagner le haut du bourg”.

Le conseil municipal va suivre le maire par neuf voix contre sept mais il faudra encore attendre quelques années pour l’ouverture de la nouvelle route.

Les travaux qui suivent…

Dans les années 1860, de nouvelles habitations s’édifient et les Ducéens demandent l’autorisation d’établir des devantures de boutiques aux maisons qu’ils construisent sur le bord de la route départementale n°21.

Le comte Jean Pierre René de Semallé, s’éteint le 10 janvier 1863. L’hôtel de ville qui s’élève sur la Grande Rue à l’emplacement de l’ancienne auberge du Lion d’Or, n’est pas encore achevé le 8 février. La municipalité souhaite étendre les travaux au nord par la construction de nouvelles halles mais attend que les héritiers de Semallé consentent à l’abandon des terrains sur lesquels elles doivent être construites. Les entrepreneurs chargés des travaux sont Pierre et Paterne Ruault.

Le 18 février suivant, les registres municipaux notent que le financement de la rectification de l’alignement de la rue Saint-Germain retarde considérablement les travaux des halles.

Un an plus tard, la famille de Semallé abandonne les terrains tant convoités pour le prolongement de la mairie.

Des rues sont enfin créées pour relier le bourg à la route : la rue de Semallé et la rue de Bienville (baptisées ainsi en remerciement du don de ces terrains par le comte de Semallé et son épouse), la rue du Croissant et l’ouverture de la rue neuve Saint-Germain et de la rue Boishue[4].

De nombreuses hôtels et restaurants s’édifient le long de la départementale n°21, profitant de l’opportunité d’accueillir de nombreux voyageurs : l’Hôtel Montgommery construit à proximité du pont neuf par Guy-Pierre Prunier en 1865, le café restaurant Tencère situé en face, l’hôtel de l’Ouest construit par Pierre Coursin, l’Hôtel du Commerce de M. Paul Lericolais, l’Hôtel du Lion d’Or de M. Vivier, l’auberge Théault.

[1] Le nombre était limité à 9 par le décret du 7 février 1813.
[2] Archives municipales, délibérations du 3 juillet 1825.
[3] Archives Départementales de la Manche, 107 J 108.
[4] C’est le maire François-Félix Lebedel qui propose au conseil du 16 juillet 1863, la nomination de ces rues, expliquant que les membres de la famille de Semallé “n’ont cessé de se faire remarquer par leur générosité pour soulager nos pauvres et construire nos édifices communaux notamment la maison d’école, les halles au blé et la nouvelle église (...)”. Jean René Pierre de Semallé avait épousé Claudine Marie Zoë de Thomassin de Bienville et leur fille Marie Berthe Eudoxie avait épousé Marc Antoine Auguste Marie Guéhéneuc, comte de Boishue.

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