Depuis maintenant plus d’un an, la guerre fait rage, avec son innombrable cortège de morts. Aussi bien sur le front que dans le pays, il faut maintenir le moral des soldats et de la population. Les chansons sont un important moyen d’y parvenir, reprenant souvent des airs connus. Même la chanson enfantine est détournée pour devenir chanson en l’honneur de la France, des vaillants soldats et de la victoire certaine sur les Allemands.
C’est pendant la Grande Guerre, en 1915, que parait un recueil de ces chansons pour enfants. L’auteur est Jean Vézère.
Ce livret, retrouvé dernièrement à Ducey, est donc connu dans les campagnes. Les thèmes et les références de nombreuses comptines laissent supposer qu’il est mis à la disposition des milieux catholiques, en particulier de l’enseignement catholique.
Le livret débute par des chants de douleur, la mort des vaillants soldats, la souffrances des prisonniers et la détresse des pays en guerre.
Puis, c’est le temps de l’espoir, les chants deviennent rondes et comptines, interprétées sur des airs plus joyeux et très connus.
Mais que savait l’auteur de l’origine des ces airs tant fredonnés par les enfants ?
Se doutait-il qu’à l’origine, ils n’étaient pas du tout pour les bambins ?
Quelques exemples en sont donnés dans cet article.
Mais qui est Jean Vézère ?
Sous ce pseudonyme se cache en réalité une femme, Suzanne Vergniaud (1877-1978), écrivain poète, inhumée dans le cimetière de Bugue (Dordogne). Ses articles, chroniques, nouvelles, études littéraires et artistiques paraissent dans les journaux locaux du Limousin. Elle publie près d’une quarantaine de romans au tirage honorable.
Le recueil
Le recueil est divisé en plusieurs chapitres et grands thèmes : chansons d’espérance, « rondes » et « chansons pour le temps de guerre ».
Quelques extraits
La douleur
Les chansons d’espérance devant le désastre :
Printemps de France
Dédié aux écoliers de France
Air : Esprit-Saint, Dieu de lumière
Refrain
Jetons tous un cri d’espérance :
La France perd son beau printemps,
Mais le nouveau printemps de France
Germe en nos cœurs palpitants ! (bis 2 derniers vers)*********
O Saint-esprit, donne ta force
À ceux qui portent l’avenir,
Pour ceux que chacun de nous s’efforce
De mieux croître pour mieux fleurir…
À Notre-Dame de Lourdes
à qui les Allemands ont lancé un défi
etc, etc, etc.
A Jeanne d’Arc
etc, etc, etc.
Le chant suivant exprime tout le désespoir devant la mort des soldats tués au combat. Il est intitulé :
Prière
pour nos soldats tombés au champ d’honneur
L’air repris est le Stabat Mater Dolorosa, un des textes sacrés qui reflète la douleur de la Vierge devant la crucifixion de son fils.
De même, cette prière se veut le parallèle : elle exprime la souffrance des mères et de la France devant la mort de tous ces hommes.
Marie, ô Mère de Douleurs,
Le cœur meurtri, les yeux en pleurs,
nous tombons à genoux.Ayez pitié de nos soldats
Fauchés dans les derniers combats
Au ciel, recevez-les tousPour leurs foyers, pour les autels,
S’arrachant des bras maternels,Ils sont partis en chantant.
etc, etc, etc
L’espoir et la revanche
Dans un registre un peu plus fantaisiste et gai (si on peut dire !), voici quelques extraits du chapitre Rondes pour le temps de Guerre
As-tu vu la Moustache…
(En défilant au pas de gymnastique et sur l’air de
As-tu vu — la casquette, la casquette
As-tu vu — la casquette au père Bugeaud)
As-tu vu — la moustache, la moustache,
As-tu vu — la moustache du kaiser
(bis)Pan, pa, ra, ran — pan, pan, pan, pan
Cet empereur bravache,
Pan, pa, ra, ran — pan, pan, pan, pan
N’en était pas peu fier !
etc, etc, etc.
D’autres chansons font référence aux comptines si connues des enfants. On y trouve ainsi Sur le front dont l’air est repris de Sur le Pont d’Avignon, ronde avec gestes, destinée aux tout petits, ou Le tabac du grand-père chanté sur l’air de J’ai du bon tabac ou encore Verdun, prend garde !…ronde avec mimique, sur l’air de La tour prend garde !
Le choix est très large.
Pour la petite histoire, il est amusant de constater que certaines de ces chansons et airs ont évolué vers des chants de temps de guerre alors qu’à leur création, ces « innocentes berceuses » n’étaient pas du tout destinées aux enfants !
Ainsi Il était un’bergère devient dans ce petit recueil
Il était un’ marmite
Il était un’marmite,
Et ron, ron, ron, badazim, boum, boum,
Il était un’ marmite,
Qu’lançait un gros canon,
Ron, ron,
Qu’lançait un gros canon,Un Allemand farouche,
Et ron, ron, ron, badazim, boum, boum,
Un Allemand farouche,
Ron, ron,
La pointa sur not’front.
etc, etc, etc.
Le texte est très simple et ne prête pas à confusion. Les paroles de la chanson originale Il était un’bergère est tout différent. Elles se lisent à deux niveaux.
Premier niveau, la bergère garde ses moutons, le chat la regarde et voudrait bien mettre la patte au fromage que confectionne la bergère. On connait la suite, le chat est puni de sa gourmandise, la bergère le tue.
Mais au deuxième niveau, les paroles deviennent osées. A l’origine ce n’est pas une chanson pour enfant, mais pour soirée gaillarde et même paillarde :
Il était une bergère, et ron, et ron, petit patapon
Il était une bergère qui gardait ses moutons, ton, ton
Qui gardait ses moutons
Il faut comprendre ici que la bergère tient à la blancheur de sa virginité, rappelée par la blancheur de la laine des moutons.
Elle fit un fromage, et ron, et ron, petit patapon
Elle fit un fromage du lait de ses moutons, ton, ton
Du lait de ses moutons
Allez savoir ce que veut dire ce couplet !
Le chat qui la regarde, et ron, et ron, petit patapon
Le chat qui la regarde d’un petit air fripon, pon, pon
D’un petit air fripon
Chat fripon, symbole de la fourberie et tromperie. Ne pas oublier son féminin : chatte.
Si tu y mets la patte, et ron, et ron, petit patapon
Si tu y mets la patte, tu auras du bâton, ton, ton
Tu auras du bâton
Il n’y mit pas la patte, et ron, et ron, petit patapon
Il n’y mit pas la patte, il y mit le menton, ton, ton
Il y mit le menton
Sans commentaire !
La bergère en colère, et ron, et ron, petit patapon
La bergère en colère tua son p’tit chaton, ton, ton
Tua son p’tit chaton
Eh oui, son petit chat est mort ! plus de virginité !
Elle fut à son père, et ron, et ron, petit patapon
Elle fut à son père, lui demander pardon, don, don
Lui demander pardon
Son père ? l’auteur de ses jours ou le Père abbé ?
Mon père, je m’accuse, et ron, et ron, petit patapon
Mon père, je m’accuse d’avoir tué mon chaton, ton, ton
D’avoir tué mon chaton
Ma fille pour pénitence, et ron, et ron, petit patapon
Ma fille pour pénitence, nous nous embrasserons, ron, ron
Nous nous embrasserons
La pénitence est douce, et ron, et ron, petit patapon
La pénitence est douce, nous recommencerons, ron, ron
Nous recommencerons
Pardon et pénitence !
Une autre chanson connue de tous, dont l’air est repris dans ce livret prête également à confusion : Au clair de la lune … réécrit ici sous le titre de
Le rêve d’un soldat d’aujourd’hui
Au clair de la lune,
Après le combat,
Dort, dans la nuit brune,
Le petit soldat.C’est l’heure de trêve ;
Le front sur son sac,
En dormant il rêve
Auprès du bivouac.***
Dans la pleine immense
Le canon s’est tu ;
Beau soldat de France,
A quoi rêves-tu ?Vois-tu la vallée
Pleine des éclairs
que dans la mêlée
Font les sabres clairs…
et le soldat répond dans le dernier couplet:
…
Je rêve… à ma messe,
Demain dans les bois.Sur l’humble chapelle
Le ciel sera bleu…
Que ma vie est belle :
La Patrie et Dieu !
Le texte, qui a servi de modèle est, bien sûr, tout différent et se lit également sur deux niveaux. Le premier est connu de tous :
Au clair de la lune
Au clair de la lune
Mon ami Pierrot
Prête-moi ta plume
Pour écrire un mot
Ma chandelle est morte
Je n’ai plus de feu
Ouvre-moi ta porte
Pour l’amour de Dieu.
Ce qui peut se lire, en second niveau : une jeune femme se plaint à Pierrot, personnage scabreux de la Commedia dell’Arte, que la chandelle de son vieux mari est éteinte. Elle lui demande de le remplacer, « prête-moi ta plume » (qui, à l’origine était certainement « lume », lumière, chandelle) .
Au clair de la lune
Pierrot répondit
Je n’ai pas de plume
Je suis dans mon lit
Va chez la voisine
Je crois qu’elle y est
Car dans sa cuisine
On bat le briquet.
Pierrot refuse, il n’a plus de ressource, et lui conseille d’aller chez la voisine, une femme galante (d’où l’expression on y bat le briquet, employée pour ce genre de situation à l’époque). Elle trouvera bien quelqu’un pour lui donner du feu.
Au clair de la lune
L’aimable Lubin
Frappe chez la brune
Elle répond soudain
Qui frappe de la sorte?
Il dit à son tour
Ouvrez votre porte
Pour le Dieu d’amour.
Lubin est, dans une ballade de Clément Marot, au XVIe siècle, le nom d’un moine dépravé.
Au clair de la lune
On n’y voit qu’un peu
On cherche la plume
On cherche du feu
En cherchant d’la sorte
Je n’sais c’qu’on trouva
Mais je sais qu’ la porte
Sur eux se ferma.
Lubin, malin, s’enferme avec la brune pour rallumer le feu.
Nous sommes bien loin des textes pour enfants, aux références catholiques, écrits par Jean Vézère (Suzanne Vergniaud) afin de maintenir le moral des petits écoliers !
A chacun de choisir son niveau de texte !
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