L’affaire de la route Paris-Brest

 

A partir de 1790, la municipalité de Saint-James met tout en œuvre pour tenter d’obtenir le passage de la route Paris-Brest dans ses murs.
Mais, pendant plus de 40 ans, la ville de Ducey va s’entêter à convaincre les autorités que le passage de cette voie est plus pertinent par leur cité. La promesse d’un développement économique certain annonce une bataille rude et longue entre les deux municipalités.

Carte générale de la France dite de Cassini – 1750-1815

                                             

L’importance de cette route.

Comme le rapporte M. Eugène Sursois, alors maire de Saint-James[1] dans une lettre rédigée en 1833 et adressée au ministre Adolphe Thiers[2] : « Le port de Brest a, dans tous les temps, offert trop d’importance pour ne pas attirer l’attention du gouvernement et lui faire sentir la nécessité d’établir entre lui et la capitale du Royaume, une communication facile et prompte[3] ».

L’importance citée dans cet extrait et le rôle stratégique majeur de ce port n’est plus à prouver. Il est d’abord le premier arsenal de France et la base navale la plus proche des îles britanniques. Lorsque Louis XVI engage le royaume dans la guerre opposant les colonies d’Amérique du Nord à la Grande-Bretagne de 1775 à 1783, Brest est en pleine activité : construction et armement de navires, départ des troupes, ravitaillement, etc.

Par ailleurs, les archives municipales de Saint-James notent qu’en 1777, un violent orage avait provoqué le débordement de la petite rivière le Beuvron qui détruisit le pont de Saint-James et dégrada les routes. Les autorités avaient alors ordonné sans tarder, de reconstruire au plus vite le pont afin de ne pas retarder les troupes se rendant en toute urgence à Brest pour embarquer à destination des Etats-Unis d’Amérique.

Brest est également le point de départ des plus grandes expéditions scientifiques, celles de Bougainville en 1766, Kerguelen en 1771 ou encore de La Pérouse en 1785[4].

L’importance de cette route reliant la capitale à Brest devient vite un enjeu économique prometteur que se préparent à se disputer Saint-James et Ducey. La cité des Montgommery pense prétendre, elle-aussi, à un développement économique en proposant un autre itinéraire passant dans son bourg.

La genèse de la bataille

Laissons M. Sursois nous rapporter l’historique de cette bataille.

« Le moyen était d’ouvrir une route la plus courte entre ces deux points, aussi celle de Paris à Brest par Domfront, le Teilleul, Saint-Hilaire-du-Harcouët, Saint-James et Pontorson, fut-elle ordonnée sous le gouvernement de Louis XVI et allait-elle être ouverte lorsque nos orages révolutionnaires vinrent surprendre les préparatifs d’une entreprise si essentiellement nécessaire.

Malgré la direction de cette route, arrêtée par la ville de Saint-James, les habitants de Ducey crurent devoir demander alors, comme ils l’ont fait depuis et à plusieurs reprises, qu’elle fut changée et firent tous leurs efforts pour l’attirer par leur bourg.

Je n’entrerai pas ici dans tous les moyens qui furent présentés par eux et combattus, tant par la ville de Saint-James que par les ingénieurs des Pont-et-Chaussées : j’arrive de suite à la lettre du ministre Rolland, sous la date du 10 mai 1792, an 4 de la Liberté, ainsi conçue :

Le ministre Jean Marie Roland de la Platière peint par François Bonneville — http://collections.mba-lyon.fr/fr/search-notice/detail/h-1988-jean-mar-3e622, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=71825726

« J’ai reçu, Messieurs, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de l’écrire le 9 février dernier et le mémoire par lequel les habitants de Ducey et autres réclament, tant contre l’arrêté du 11 décembre 1791, que contre celui du Directoire de l’Orne du 10 décembre 1790, concernant la route de Paris à Brest, en ce qu’ils donnent la préférence à la direction projetée par le Teilleul, sur celle que sollicitent ces habitants.

Le Roi, sur le compte qui lui a été rendu, a cru devoir, Messieurs, d’après les raisons contenues dans votre lettre et les éclaircissements que je me suis procurés d’ailleurs, le donner son approbation à la direction par le Teilleul et sa Majesté a rejeté la demande des habitants de Ducey.

Je vous prie de vouloir bien donner des ordres en conséquence et de faire connaître cette décision à ces mêmes habitants, afin d’éviter de leur part de nouvelles représentations à ce sujet ».

Ducey décide de ne pas en rester là et propose un autre plan qui sera soumis aux ministres par l’intermédiaire de M. Cambiaso, le propriétaire du château de Ducey[5]. Ce plan tendait à faire passer la route, à partir de Domfront, directement par Barenton, puis par Milly, Isigny-le-Buat, Pain d’Avaine, Chalandrey et Ducey. Mais il sera jugé inexécutable par les ingénieurs car il nécessitait la traversée d’un marais et la construction de 15 ponts.

Mais la Révolution va balayer le projet et les cartes du pouvoir sont redistribuées. « A nos troubles, disons-le à l’anarchie succéda le Gouvernement impérial ; le grand homme à qui le pouvoir fut dévolu ne tarda pas à produire un projet, dont il sentit tout l’avantage et les ordres ».

Une rivalité entre les deux communes s’installent alors ; elle nous est contée lors de la séance du conseil municipal de Saint-James du 4 mai 1834[6] : « Ils (les habitants de Ducey) copièrent la lutte qu’ils avaient engagée, ils commencèrent leurs attaques avec une nouvelle ardeur, mais sans plus de succès, lorsque l’Empereur donna les ordres de mettre à exécution cette utile entreprise ; ils le la poursuivirent avec une persévérance qui redoubla, lorsque le département instruit que la pénurie des circonstances ne pouvait permettre au Gouvernement d’entreprendre l’ouverture de cette route, se décida à s’en charger dans l’espoir, comme le porte l’arrêté du conseil général (session de 1819), qu’une fois achevée, le Gouvernement en prendrait l’entretien à sa charge et la classerait au nombre de routes royales ».

Une lutte acharnée

Une ordonnance royale du 23 mai 1820 classe, sous le n°21, la future route départementale reliant Alençon à Saint-Malo. Elle traverserait la ville de Ducey ou de Saint-James. Par conséquence, dans les années qui vont suivre, les deux villes normandes opèrent des réclamations d’intérêt général auprès du préfet afin de faire valoir leur volonté de voir passer cette route dans leur bourg.

M. le préfet ayant dernièrement examiné les dossiers a jugé convenable avant de faire droit d’appel, les conseillers municipaux des communes qui tireront avantages de cette rente à délibérer sur les sacrifices qu’ils seraient dans l’intention de faire de cette circonstance observant que ceux qui offriront le plus d’économie pour le département auraient la préférence.

Persuadé qu’il n’est aucun de vous qui ne soit convaincu de la nécessité du passage de cette route par Ducey tant sous le rapport de l’utilité publique que de l’intérêt particulier ; voilà le moment arrivé où vous devez généreusement faire des sacrifices pour voir briller votre cause.

Le conseil, vu l’exposé du maire, considère qu’il est du plus grand intérêt pour l’agriculture et le commerce, que cette route passe par Ducey qui, par sa situation topographique, présente beaucoup d’avantages et où les voyageurs peuvent trouver tout ce qui leur est nécessaire[7]”.

Le 3 juillet 1825, une somme de 10 000 Frs. imposable est votée à l’unanimité.

Dix mois plus tard, la concession gratuite de tout le terrain qui sera nécessaire pour l’établissement de cette route sur Ducey est annoncée. Le conseil vote une somme de 6 000 fr. “pour être employée à payer ceux des propriétaires qui ne voudraient pas faire la concession gratuite de leur terrain. Le conseil arrête que le monsieur le maire sollicitera auprès des autorités supérieures l’approbation de la présente délibération à l’effet de faire suivre les dispositions nécessaires pour l’exécution des meilleures propositions”.

A son tour, la commune de Saint-James s’empresse également de voter une contribution extraordinaire de 20 centimes par franc sur ses contributions directes sur les années 1828 et les trois suivantes. Ducey riposte en adressant au département et au ministère plusieurs pétitions, paralysant ainsi son exécution.

Saint-James, forte de plus de 2 000 habitants, avance ses arguments : « Entre Saint-Hilaire et Pontorson, on traverse 28 km d’un pays fertile et industriel qui manque de communication pour l’exportation des produits de son agriculture et de son industrie ». Elle y voit les nombreux débouchés avec le port de Saint-Malo pour le transfert des toiles qui s’y fabriquent en abondance, de bois de construction, du beurre. Sa situation entre Avranches et Fougères est pour elle un atout. Elle met en avant son commerce et son industrie florissante : ses fabriques nombreuses de toiles, les droguets, les draps et sa filature de laine. Elle poursuit en démontant les arguments de sa commune rivale, notamment l’allongement de 7 km du parcours, sa faible population (700 à 800 habitants), son commerce « presque nul, ne pouvant se développer à cause de sa proximité avec Avranches et ses prairies inondées l’hiver ». Elle dénonce la largeur et la profondeur de sa rivière, ses bords escarpés, son défaut de ponts et la nécessité d’élever une chaussée très élevée, entre autres. Le port de Ducey, sur la Sélune, a perdu de son prétendu mérite « Il est vrai qu’anciennement, c’est-à-dire, il y a environ 50 à 60 ans, quelques gabares profitant de deux grandes marées qui ont lieu en mars et en septembre sont entrées quelques fois dans la Sélune et ont envoyé quelques nacelles qui ont pénétré jusqu’à Ducey mais le plus petit bateau ne permet pas maintenant de remonter cette rivière, à cause de la déviation continuelle de son cour».

Archives Mairie de Ducey.

Ducey ne se décourage nullement et argumente également contre Saint-James. Selon elle, Saint-James bénéficie déjà du passage de la route départementale n°15 d’Avranches à Fougères. La municipalité saint-jamaise ne pense qu’à l’intérêt commercial alors que Ducey met en avant l’économie et l’agriculture que génèrent les engrais des crues.

La querelle perdure et le conseil municipal de Saint-James est exaspéré par l’entêtement de Ducey : « Comment concevoir qu’après avoir, pendant plus de 30 ans, résisté aux autorités les plus élevées, comme les plus respectables qui, non seulement ont donné leur approbation au projet de direction cette ancienne route de Bretagne par Saint-James, mais ont encore contradictoirement et de la manière la plus formelle, proscrit qu’on voulait établir par Ducey, comment disons-nous concevoir, foulant toujours aux pieds les ordonnances royales, décrets et arrêtés, le bourg conserve encore aujourd’hui l’espoir et tente de réformer les décisions suprêmes prononcées contre lui ? Ce trait de hardiesse ou plutôt d’audace est plus que surprenant. Il en sera fait au reste le cas qu’il mérite. Le conseil municipal de Saint-James attend avec tranquillité le prononcé du conseil général ».

Dénouement de l’affaire

Avec le temps et des sacrifices, Ducey obtient le passage de la route dans son bourg. En 1838, le maire demande à plusieurs reprises au préfet, la communication du plan de la route départementale n°21 dans le passage du bourg de Ducey :

La commune et les particuliers sont également intéressés dans cette communication, en effet l’administration de Ducey a le plus grand désir de le mettre en mesure pour faire bâtir une mairie, maison d’école, justice de paix mais l’exécution de ces édifices publics est, et reste toujours subordonnée où la connaissance du point de passage de cette route à travers le bourg. Les particuliers aussi indécis que le conseil municipal n’osent, ni ne peuvent avec parité, acheter un emplacement à faire bâtir, retenir comme il a le tout par le départ de solution du parcours de cette route dont les travaux d’exécution arrivèrent jusqu’au pied de ces murs pour le bien de tous et dans l’intérêt bien entendu de l’agglomération…”.

L’adjudication pour la confection de la portion de la route n°21 est validée.

Rue du Génie

Le 19 juillet 1839, la commune met à disposition des ouvriers pour la construction du nouveau pont sur la Sélune, ainsi que la place du Pâtis pour y déposer leurs matériaux. Six mois plus tard, le régisseur des biens du comte de Semallé écrit à ce dernier pour lui annoncer  que « la terrasse de la route de Ducey à Saint-Hilaire est bientôt faite dans le jardin [8]». Le 11 décembre suivant, débute l’enlèvement des arbres dans le jardin du château pour le passage de la grande route dans le parc du château. Les travaux se poursuivent encore pendant de longs mois[9] et s’achèvent en 1843. La nouvelle route est créée. Elle passe sur les terres du château données par le comte de Semallé et débouche sur le pont neuf élevé sur la Sélune.

Rue du Génie


[1] Maire de Saint-James de 1815 à 1845 et de 1848 à 1849.

[2] Adolphe Thiers, ministre du commerce et des travaux publics de 1832 à 1834.

[3] Archives municipales de Saint-James, délibérations n°242 du 27 décembre 1833. M. Sursois relate l’historique de l’affaire de la route Paris-Brest entre les deux communes.

[4]https://medium.com/@fanchemtbrwn/brest-une-ville-un-port-xviie-xviiie-2d311388caf2

[5] Information toujours extraite des délibérations municipales de Saint-James.

[6] Archives municipales de Saint-James, Délibérations n°252 du 4 mai 1834.

[7] Archives municipales de Ducey, Délibérations du 3 juillet 1825.

[8] AD50, 107 J 108, lettre datée du 19 janvier 1840.

[9] Un incendie au Château de Ducey en 1841

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